Appel à contributions pour un dossier de la revue Ethnographie française, « Question environnementale, tensions dans la parenté ? », coordonné par Pierre-Yves Wauthier (LISST/CNE) et Florence Weber (CMH), à paraitre début 2026.
Date limite pour l’envoi des propositions : 15 juin 2024.
Depuis la publicisation d’observations mesurées du réchauffement climatique et de la réduction de la biodiversité par des organes d’alerte scientifiques (GIEC, IPBES…), des instances politiques agissant aux niveaux macro et mésosocial (de l’ONU à l’association de quartier) ont pris nouvellement conscience que faire société repose à la fois sur des nécessités biologiques et des contraintes socialement instituées. Le « Pacte Vert » européen et des « politiques environnementales » nationales et régionales ambitionnent de « transformer notre économie et nos sociétés » (Commission, on-line n.d.) en vue de limiter l’impact des activités humaines sur l’environnement et d’adapter nos modes de vie à de nouvelles conditions environnementales (Guivarch, 2021). Les politiques envisagées concernent essentiellement les secteurs suivants : énergie, industrie, agriculture, gestion des territoires, bâti (résidentiel et tertiaire), mobilité et consommation (biens et services). Or, pour une large part, faire famille repose sur ces secteurs de la vie sociale (Goody, 2001 [2000]; Segalen, 1980; Wauthier, 2022).
Pour beaucoup de ménages, la préoccupation environnementale se traduit, variablement selon leur position sociale, par l’adoption de gestes ‘’écoresponsables’’ (Ginsburger, 2020; Grossetête, 2019). D’autres vont plus loin dans leur démarche. Certains individus hésitent à faire des enfants (Dubus & Knibiehler, 2020; Iverson et al., 2020) ; d’autres se préparent à un effondrement (Allard et al., 2019; Roux, 2021) ; d’autres encore, animés par une vision plus ou moins positive du futur, se rassemblent en petites communautés néorurales (Pruvost, 2015) ou se regroupent en habitats partagés en milieu urbain (Clerc, 2007), redessinant des rapports de genre ou de génération à l’échelle micro des parcours de vie. Sur certains territoires, le changement environnemental, en perturbant les conditions de l’exploitation agricole du sol, contribue à la modification des usages et des prix du patrimoine foncier au croisement des marchés fonciers et des politiques d’urbanisme (Baysse-Lainé, 2020; Gueringer et al., 2016), transformant les conditions de la transmission familiale (Bessière, 2004) et de l’installation en milieu rural (Lambert & Cayouette-Remblière, 2021; Pruvost, 2024).
Les relations de parenté associent des questions de reproduction humaine à des manières de se solidariser, d’opérer des réciprocités et de transmettre des ressources matérielles et symboliques entre personnes qui se pensent comme des familles ou agissent en famille (Morgan, 2011; Weber, 2005, 2013). Le paysage contemporain de la famille a traversé des évolutions importantes ces dernières décennies, sur le plan de la filiation et de l’engendrement (Porqueres i Gené, 2020; Sarcinelli et al., 2022), ainsi que sur le plan de l’alliance et des rapports de genre, marqué par l’éphémérisation des relations de couples (Wauthier, 2022, pp. 64-69), le démariage (Théry, 1993), l’invention du PacS, l’ouverture du mariage aux couples de même sexe (Courduriès & Fine, 2014) et une transformation sociale de la civilité sexuelle (Théry, 2022). Ce ne sont pas seulement les pratiques de parenté qui changent, mais également le sens socialement attribué à la notion de famille (Segalen & Martial, 2019) ; ce qui ne manque pas d’engendrer une diversification des approches méthodologiques destinées à la comprendre (e.g. Morgan, 2011; Weber, 2013; Widmer & La Farga, 2016).
La parenté joue un rôle clé dans la reproduction biologique et sociale (Godelier, 2007), mais elle est aussi un lieu de transformations idéologiques et d’agencements pratiques (Martial, 2003, 2021; Wauthier, 2022; Weber, 2013). À l’échelle de cas concrets observables ou mesurables en Europe occidentale aujourd’hui, les phénomènes environnementaux, qu’ils soient lents ou spectaculaires et quelles que soient leurs causes, ont-ils contribué à la dissolution, la modification ou la réactivation de relations de parenté dans toute leur diversité (filiation, résidence, parentèle, alliance) ?
Contributions attendues
Dans ce numéro thématique, nous proposons de rassembler des contributions ethnographiques explorant ces situations concrètes, documentées et observables où s’articulent la question environnementale et la parenté. Ces contributions apporteront des éléments de réponse à au moins une des trois questions suivantes. Que fait la parenté à l’environnement ? Que font les politiques environnementales, ou les transformations des territoires, à la parenté ? Les transformations de l’environnement ou de la parenté conduisent-elles à des réajustements de l’un ou de l’autre et de quels types ? Les contributions se centreront soit sur de nouvelles façons de faire famille (dans ses rapports de genre, de génération, de subsistance, de reproduction, ou dans les rapports à l’espace ou au temps), soit au contraire sur des résistances ou rémanences de logiques familiales face au changement. Il pourra s’agir de situations subies, face à des territoires transformés ou des politiques environnementales, ou de situations agencées par des acteurs préoccupés par l’écologie, préoccupation éventuellement associée à d’autres mobilisations. Les contributions monographiques devront explicitement rapporter les questions posées (articulation entre préoccupations environnementales et relations de parenté) aux observations localisées.
Bien que des tensions entre l’évolution de l’environnement et le champ de la parenté puissent à priori s’observer dans n’importe quelle région du globe occupée par des groupes humains, ce numéro thématique entend se centrer sur des phénomènes observables aujourd’hui en France, sans exclure les pays périphériques, les questions migratoires ou les situations familiales transnationales. La France offre à la fois un paysage familial en profonde mutation, des plans d’action pro-environnementaux et une variété de sous-climats dits « océanique », « méditerranéen » et « montagnard », exposant ses habitants à une diversité de problématiques (e.g. respectivement : intensification des tempêtes et inondations ; sécheresses, canicules et incendies ; fonte des glaces). Cela annonce donc une diversité de situations ethnographiques en regard de deux phénomènes qui y sont à l’œuvre : métamorphose des territoires, hétérogénéisation des manières de faire famille. Le numéro espère donc ainsi rassembler des contributions qui mettent chacune en évidence différents enjeux de parenté liés à la crise environnementale (voire différents enjeux environnementaux face à la crise de la parenté).
Nous souhaitons des contributions reliées à au moins une des sous-thématiques suivantes qui peuvent s’entrecroiser et être traversées par des analyses centrées sur les rapports de genres ou de générations :
Faire famille est une façon pour les individus et les groupes d’envisager le rapport à l’avenir. Ce dernier s’exprime d’une part à travers des questions procréatives, de primosocialisation et de protection des enfants. On recueillera ainsi des contributions concernant, par exemple, le néomalthusianisme écoféministe (Martinez-Alier, 2023) ; les Green Inclinations, No Kids (Roux, & Figeac, 2022) ; le home-schooling, des initiatives d’écoparentalités alternatives ou des coopérations éducatives en écolieux. D’autre part, le rapport à l’avenir s’y ancre aussi dans des parentés pratiques concernant la retraite, le vieillissement et le grand âge.
Faire famille, c’est aussi habiter, mutualiser, diviser et occuper des espaces de vie. Des politiques environnementales, une transformation du territoire ou des inclinations écologiques ont-elles été le théâtre de réaménagements, de tensions ou de résistances aux moments de distinguer ce qui, dans le bâti, se conçoit comme privatif ou collectif, intime ou ouvert ? On envisage ici des situations d’habitats dits partagés, groupés, légers, mais également des échelles supérieures à celles du logement : comme des écovillages, ou encore des situations impliquant l’urbanisme « vert » ou la lutte contre l’étalement urbain.
Faire famille, c’est circuler, s’éloigner et se rapprocher de personnes chères. Dans un contexte de transition vers des modes de transports différents, on peut s’attendre à des effets sur la motilité des personnes (Kaufmann et al., 2004 ; Kaufmann & Widmer, 2005). Dans certains (éco)lieux, le passage à des modes de transport plus frugaux a-t-il pu être l’occasion d’effets sur le choix du conjoint ou sur les dynamiques conjugales, les sites d’emménagement, la prise en charge des enfants, les liens avec la parentèle, l’articulation (télé)travail-famille, voire l’occasion de recréer du lien similifamilial avec des personnes proches ?
Dans certains contextes, en particulier en milieu rural, faire famille s’articule à la terre, qu’il s’agisse d’un bien à transmettre en héritage, d’une ressource foncière ou d’un mode de production. Des évolutions géoclimatiques des territoires, des politiques environnementales ou des initiatives collectives de protection de l’environnement ont-elles eu un effet observable sur le domaine de parenté ? On envisage ici des contributions centrées sur les rapports de genre et de génération face à la nécessité de revoir les modes d’accès au foncier et d’usages de la terre. Il peut s’agit d’analyser des cas de « retour à la terre » (Samak, 2020 ; Snikersproge, 2022), d’installation agricole en solo ou collective de jeunes adultes dotés ou non de ressources foncières. On attend également des analyses de l’effet (dé)favorable des liens de parentèle sur les réseaux locaux d’entraides et de transmissions (Ekers & Levkoe, 2016; Knight, 2018), ou encore l’analyse de cas de ZAD (Pruvost, 2017) ou de collectivisation des usages de la terre, ainsi que d’exemples de développement de l’économie du partage (Matschoss et al., 2021).
Enfin, dans chaque contribution reposant sur des observations et des études de cas, on attend des auteurs et autrices une prise en compte des conditions de leur accès au terrain et une mise à distance minimale des convictions et des émotions personnelles.
L’appel dans son intégralité (calendrier, orientations bibliographiques et recommandations) est à retrouver sur le site d’Ethnographie française : https://www.ethnologie-francaise.fr/appel-a-contributions-3
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Pierre-Yves Wauthier (ORCID : 0000-0003-1038-2885) a été membre du Centre Norbert Elias sur un contrat post-doctoral EHESS en 2022-2023 avec un projet centré sur les transformations des manières de remplir les fonctions traditionnellement attribuées à la famille (résider, se reproduire, élever des enfants, aimer, etc.) dans le contexte de la crise climatique. Cet appel à contributions prolonge les travaux de la journée d’étude “Familles et parenté face aux bouleversements environnementaux” qu’il a co-organisé à Marseille le 5 juin 2023 et dont les captations sont en grande partie accessibles sur Canal U.
Pierre-Yves Wauthier est docteur en sociologie de l’Université de Genève et docteur en sciences politiques et sociales de l’Université catholique de Louvain. Il est l’auteur d’une variété de contributions dans le domaine de la parenté européenne contemporaine, centrées sur l’éphémérisation et l’informalisation des unions ainsi que sur la déconjugalisation et l’hétérogénéisation des parcours familiaux. Spécialiste des approches ethnographiques et comparatives, ses travaux se situent à la croisée de l’anthropologie et de la sociologie, construisant ses questions sur base d’apports d’autres disciplines (histoire, démographie). Il est l’auteur de Faire famille sans faire couple. Comprendre l’hétérogénéisation des parcours familiaux (Peter Lang, 2022).