Marion Fontaine soutiendra son habilitation à diriger des recherches (HDR) en histoire, préparée à l’École de la recherche de SciencesPo, le vendredi 8 janvier 2021 à 14h00.

Elle présentera un dossier intitulé La dé-formation de la classe ouvrière ? Écrire l’histoire du monde et du mouvement ouvrier aujourd’hui, comprenant un mémoire original La société industrielle en question. Une histoire des mondes miniers (France, second XXe siècle).

Jury 
Noëlline Castagnez (Université d’Orléans, présidente)
Steven High (Concordia University, rapporteur)
Cyril Lemieux (EHESS)
Judith Rainhorn (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
Paul-André Rosental (SciencesPo, garant)
Xavier Vigna (Université Paris Nanterre, rapporteur)

Résumé
Ce manuscrit vise à revenir sur l’histoire des mondes miniers, ceux liés à l’exploitation du charbon, en France, de la nationalisation des charbonnages (1944-1946) aux dernières étapes de la fermeture des mines (années 1990). Ces mondes miniers sont ici envisagés comme un cas, permettant de saisir certaines logiques de l’évolution des sociétés industrielles durant cette période, et d’enrichir ou de complexifier les qualificatifs qui leur sont en général apposés (30 Glorieuses, crise, désindustrialisation, etc.).

Cette analyse s’adosse à plusieurs lignes directrices. La première tient dans la volonté d’opérer un changement d’échelle. Alors que les mondes miniers sont, le plus souvent, analysés à l’échelle d’un seul territoire ou d’un seul bassin (le Nord, la Lorraine par exemple en France), il s’agit d’observer comment l’objet change, du point de vue des images, des politiques publiques, des singularités sociales, quand on l’observe à l’échelle de l’État-nation. Ce dernier n’est pas en même temps conçu comme un isolat, et implique à son tour de prendre en compte d’autres échelles – la construction européenne – et en tous les cas d’être mis en comparaison avec d’autres situations nationales. La deuxième ligne directrice vise à dépasser, en matière d’histoire sociale et politique des sociétés industrielles, l’approche « par le haut », par le biais des politiques publique ou de la morphologie sociale du groupe des mineurs par exemple, et l’approche « par le bas », à travers les mobilisations ou l’évolution des vies ouvrières. L’enjeu est d’aller plus loin que ce face-à-face entre des politiques, des structures d’une part, et des voix ouvrières de l’autre. Le manuscrit tente plutôt de comprendre les sociétés industrielles, les mondes ouvriers, et leurs transformations, sous la forme de configurations politiques et intellectuelles complexes où se dessinent des jeux et des rapports de force entre une multiplicité d’acteurs (patronat, mouvement ouvrier, représentants de l’État, experts et savants, militants et intellectuels), selon des règles qui ne sont pas figées mais au contraire en permanence rediscutées. La troisième ligne enfin pousse à se pencher avant tout sur deux grands aspects. On s’efforce, d’un côté, de comprendre les passions politiques et militantes, les imaginaires, dont les mondes miniers ont été à le fois les objets et les acteurs. On cherche, de l’autre, à voir ce que les mines disent du rapport entre un groupe socio-professionnel, une entreprise et l’État et, de manière plus générale, ce qu’elles disent des figures de l’État, des formes de gestion du travail et du social, dans un temps de profonde mutation des sociétés industrielles.

La première partie du manuscrit suit ces différentes lignes pour la période allant de la Libération au milieu des années 1960. La finalité principale est de comprendre comment les mondes miniers réagissent et se transforment face aux ambitions de l’État modernisateur. Les mines incarnent d’abord, dans la fièvre de la Libération, l’ambition de reconstruction et de modernisation de la nation, portée par le pouvoir prométhéen de la classe ouvrière. Elles sont simultanément pour les mineurs cette attente presque eschatologique d’une nationalisation synonyme d’un autre rapport travail et d’autres relations sociales, d’une modernisation qui soit aussi une véritable démocratisation. Les grèves de 1948, par leur échec, attestent les contradictions auxquelles se heurte cette modernisation, et signent une profonde désillusion. Les mines matérialisent ensuite, à leur façon, la passion modernisatrice des années 1950-1960, une passion beaucoup plus débattue que ce que l’on a pensé parfois. Elles sont le théâtre d’un certain nombre de conflits de modernité durant cette période, avant d’en devenir pour finir les grandes perdantes. La version qui s’impose à partir des années 1960 voit en effet les mines devenir le symbole du « vieux monde » industriel et les mineurs les représentants, héros déchus et bientôt victimes, de la « vieille » classe ouvrière. La grève de 1963 manifeste tout l’impact d’une telle bipartition, qui n’est pas uniquement symbolique, et tout ce qu’elle implique en termes de marginalisation de certains territoires et de dégradation des conditions de vie matérielle (logements, salaires) par rapport à d’autres secteurs de la société. Mais le mouvement montre aussi les ressources dont dispose encore le groupe à cette époque pour faire valoir la dégradation de sa condition, pour imposer sa présence sur la scène publique, pour entraîner une mobilisation autour de leur statut de victimes de la modernisation économique. Loin d’être des objets archaïques, les mineurs participent bien eux-mêmes en ce sens d’une certaine modernité.

La seconde partie du manuscrit, intitulée « La disparition », se penche, elle, sur la période allant des années 1968 à la signature du Pacte charbonnier (1994), qui entérine la fin de l’exploitation du charbon en France. L’objectif est de comprendre comment les mondes miniers continuent de changer, alors que la crise de l’industrie charbonnière devient structurelle et ne cesse de s’approfondir. À travers ces changements, l’enjeu est aussi de comprendre comment se modifient les figures de l’État industriel et de l’État social. On cherche tout d’abord à saisir ce que déguise le terme de conversion, en réalité une restructuration synonyme de fermeture et de diminution des effectifs, appliqué au secteur minier. Cette conversion est avant tout envisagée par les responsables publics et les dirigeants du secteur comme un ensemble de dispositifs techniques, chapeautés par les Charbonnages et par l’État central. Si elle ne fait en effet pas l’objet d’un véritable débat politique national, elle est néanmoins politisée à la marge, par les élus locaux ou par certains groupes militants. La deuxième étape s’intéresse aux modalités sociales de la conversion, en clair de la diminution des effectifs. Dans le cas minier, elle a parfois été considérée comme un « drame fluide », opéré sans quasiment recours aux licenciements. Il s’agit alors de comprendre l’effectivité d’une telle représentation, mais aussi ce qu’elle recouvre, en termes de non-dits et d’exclusion bien réelle du marché du travail pour tout une série de catégories. Les chapitres suivants visent cependant à montrer que l’analyse de la dislocation des mondes miniers ne peut tenir dans le seul examen de ces politiques de conversion. On s’intéresse alors à la perception qu’ont pu avoir les mineurs de ce processus, qui n’est pas seulement synonyme de destructions d’emplois, mais implique une profonde déstructuration des territoires et d’une vie sociale marqués par l’empreinte du paternalisme minier. Il n’y a pas en France, à l’instar de la Grande-Bretagne en 1984-1985, de grève nationale majeure contre le processus de fermeture. On s’est efforcé néanmoins de montrer que ce silence ne signifie pas qu’il ne se passe rien. Il y a bien des mobilisations et des formes diverses de lutte des classes dans les bassins durant cette période, qui attestent la pérennité ou le renouvellement de certains enjeux, mais aussi une marginalité persistante dont les mondes miniers, désormais exclusivement enclos dans le cadre local, ne parviennent plus à sortir. Le dernier chapitre s’intéresse enfin à la période des années 1980. L’évolution des mines atteste à la fois l’affaissement de l’État industriel et ce qui est beaucoup moins une disparition qu’une profonde reconfiguration de l’État social.

Cet examen est donc une autre manière d’inviter les sociétés contemporaines à réfléchir à ce qui s’est passé en elle durant ces dernières décennies : une crise, une transition, la fin brutale d’un monde social et d’un modèle ou des reconfigurations successives, où le présent n’a pas entièrement éliminé le passé ? Ce qui est à peu près certain en tous les cas c’est ce que ce processus ne peut pas être compris par l’évocation d’une transformation entendue sous le seul angle de l’évolution technique et de la rationalité économique, qu’on célèbre cette dernière ou qu’on la condamne. Ce qui s’est passé met en jeu des passions, des imaginaires, qui ont porté et tenté de donner du sens à des mutations affectant profondément le monde social, et qui ont mis au défi le politique et les différents rôles de l’État. L’enjeu est peut-être moins dans ces conditions de se contenter du constat d’une fin, mais de comprendre comment ces différents éléments se sont articulés, superposés, contredits. Sortir du misérabilisme et de l’angoisse du nationalisme populiste, qui sont aujourd’hui les principales images associées aux mines, ne peut se faire qu’en comprenant ces agencements, et ces contradictions. Les anciens bassins en ce sens ne sont pas ces résidus, ces zones qui ont plus de passé que d’avenir comme le disent un peu facilement certains commentateurs ; ils continuent au contraire d’être, profondément, des lieux où se questionne notre propre modernité.

La soutenance sera essentiellement accessible en visioconférence. Celles et ceux souhaitant y assister devront se rapprocher de Marion (marion.fontaine@univ-avignon.fr).