Les deux séminaires de Frédéric Joulian (CNE/EHESS) sur la culture matérielle et ses narrations sont associés cette année, en mars (5 et 12) et avril (16 et 23) en visio, et en juin au MUCEM (les 2 et 3 juin) en présentiel et en visio.

Ces rencontres font suite aux séminaires que nous menons depuis 2013 avec le MUCEM et l’EHESS. Un des objectifs courant est de faire dialoguer muséologues et spécialistes des cultures matérielles en reliant les différentes dimensions de l’horizon anthropologique : de l’enquête collecte à sa publication ou à son exposition publique, en passant par les phases de traitements, tris ou descriptions et narrations co-construites avec les acteurs, ou sans, pour le passé lointain.

La notion de geste et plus précisément de celle de « geste technique » permet une relecture des principes mêmes de la technologie culturelle qui associe étroitement « matière, objets, processus et connaissances » et ne les sépare que pour ensuite mieux les analyser ou les « re-lier » ensuite. Avec les gestes, qu’ils soient physiologiques et inconscients, ou sémantisés et culturels, nous posons les bases infra-ou supra langagières des actions humaines comme des éléments transversaux de la comparaison interculturelle.

Tous les objets, toutes les collections qui entrent au musée correspondent non seulement à des formes et des textures prédéfinies mais aussi à des sommes innombrables de gestes, processus, connaissances -et milieux. Les milieux étant ici entendus dans leurs capacités naturelles, techniques et socio-culturelles.

Un des objectifs de ce workshop-séminaire est donc aussi – comme en 2018-2019 – de dessiner progressivement les raisons et les logiques de choix de ces gestes, et de renaturer ou rehistoriciser et resociologiser les ensembles matériels, qu’ils soient destinés aux publications savantes, aux réserves ou aux expositions. Il s’agit de faire parler les objets en croisant leurs différents modes d’existences et en privilégiant les plus aptes à alimenter les dialogues entre recherche, musée et société.

Nous interrogeons les savoirs techniques liés aux « milieux de vie des objets » sur différents terrains PACA (en zones agricoles et forestières notamment), mais également à l’étranger, au Japon et en Afrique. La question de la description textuelle et graphique « des milieux techniques », et non des seuls objets, nous apparaissant à présent comme un des angles d’entrée les plus pertinents pour commuter les recherches « fondamentales », « projets » et muséologiques, contemporaines. Le recueil des gestes, systèmes d’objets, savoir-faire et discours donne d’ores et déjà lieu à des travaux d’étudiants (en anthropologie, architecture, histoire, design, …) engagés dans des écritures alternatives. Le cadrage des problématiques oscille entre perspectives fondamentales et perspectives appliquées sur la base du dialogue de recherche et d’enseignement que nous menons depuis plusieurs années avec Florence Sarano, architecte, enseignante à l’ENSAM), sur nos métiers respectifs d’anthropologue et d’architecte et sur les façons de les transmettre.

Mais par-delà ces aspects méthodologiques, l’autre objectif est d’explorer « la geste technique » comme une heuristique originale d’étude de la vie en société (ou en « culture ») qui diffèrerait d’une approche par les croyances, les idées ou le politique et d’aborder cette geste comme une façon particulière de vivre, de travailler et de créer et peut-être de répondre de façon pragmatique aux enjeux de l’anthropocène (tel que Mathieu Duperrex l’a fait en donnant la parole à tous les vivants des deltas du Rhône et du Mississipi).

Le faire et le savoir-faire, pris dans leurs dimensions individuelles et spontanées, ou communautaires et ostensibles, se prêtent à différentes mises en récits que nous inscrivons cette année dans les nouvelles formes d’habiter et d’agir sur le monde -locales et durables mais également, comment ces savoirs s’adaptent à la situation de pandémie et « d’empêchement » ; situation qui nous oblige en direct à repenser nos pratiques de terrain (Yann-Philippe Tastevin sur l’innovation technique à Dakar ou Aude Fanlo sur une enquête collecte participative au Mucem).

Lors des journées de juin nous exposons également les recherches actions menées par les architectes Matthias Cambreling à Mayotte (Comment l’entretien de la forêt renvoie à une tradition qui permet de maintenir les milieux naturels tout en produisant des matériaux de construction), Florence Sarano dans le Parc de la Ste Baume (Comment penser le projet architectural en relation avec les savoir-faire et les ressources des territoires ruraux) ou Jordan Szcrupak paysagiste (sur le risque incendie et ses bénéfices en terme d’élaboration de projets paysagers) afin de saisir au mieux les potentialités et les limites des savoirs et pratiques locales.

Les exemples sont pris dans plusieurs espaces forestiers confrontés aux enjeux de changement climatique, à ceux de l’éco-construction, mais aussi, à l’échelle d’objets et de produits issus de différents systèmes techniques (celui de la production traditionnelle de papier au Japon -Joulian, de la réhabilitation de téléphones portables -Nova, Bloch) qui montrent à quel point les savoir-faire gestuels et leurs modes d’actualisation sont sans cesse re-brassés et peuvent par conséquent entrer dans de nouvelles logiques -plus vertueuses et durables- de fonctionnements. Ces journées prolongent également la réflexion sur la place du dessin et de la photo dans le travail des sciences humaines. Reprenant le titre du livre inspirant de John Berger et Jean Mohr « Une autre façon de raconter » (1981) nous interrogeons et mettons en pratique différentes formes d’éditorialisations associant textes, images, photos, vidéos, sons, à différentes étapes de la chaîne du travail scientifique, mais nous présentons aussi des recherches artistiques engagées avec le travail d’Aurelia Aurita et son « observation dessinante » ou celui emblématique de Tadashi Ono sur la mémoire des paysages naturels et artificiels, littoraux et urbains (ici Phnom Penh), confrontés à l’usure quotidienne du temps ou à l’évènement catastrophique. Avec les designers, les photographes, les graphistes et les auteurs de roman graphiques ou de bande dessinées, un de nos objectifs depuis sept années est d’explorer les différentes formes de créations et façons d’écrire avec les images (en se fondant sur leurs expériences en fiction, en docu, en science, ou en art) mais surtout d’inverser les logiques analytiques habituelles des SHS qui partent des discours seuls, au profit des images et des savoirs visuels.

Dès lors que l’on inverse le processus, mille questions adviennent. Comment commercer à même niveau entre photographes, dessinateurs, architectes, … ethnologues ou historiens ? Comment réintroduire la fiction dans les processus heuristiques ? Ce jeu particulier, « entre les genres », auquel s’est livré Gil Bartholeyns avec le roman « 2,2 kg » nous donne aussi de façon exemplaire, les limites du projet inter et transtextuel auquel nous aspirons,… par la mise à l’épreuve de différentes formes de connaissance et d’expérience du monde, par la véritable prise en compte de l’hétérogénéité des faits et dynamiques sociales et d’ouvrir, s’il le fallait encore un peu… le champ de l’anthropologie.