Appel à contributions un numéro spécial de la revue Anthropologie & Santé coordonné par Marine Al Dahdah (CNRS/CEMS/IFP) et Vincent Duclos (UQAM) : « Santé numérique : Administration de la santé et pratiques de soin dans un monde connecté ? ». Les propositions d’articles devront être envoyées au plus tard le 5 janvier 2023.
D’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la santé numérique désigne l’utilisation d’outils, de services et de méthodes électroniques et informatiques pour assurer des prestations de soin ou pour favoriser une meilleure santé. Aussi appelée eSanté, cybersanté, télésanté ou santé connectée, elle rassemble l’ensemble des produits et systèmes numériques au service de la santé. Depuis le début des années 2000, les systèmes de santé du monde entier recourent au numérique de manière croissante dans un contexte de réduction des ressources et des dépenses de santé, mais aussi d’implication accrue des patients. Du Dossier Médical Personnel informatisé aux applications de santé sur téléphone portable, en passant par la télémédecine, ces dispositifs participent d’un mouvement généralisé de biomédicalisation de la vie (Clarke et al. 2003) mais également de mondialisation et de technologisation de la biomédecine même. D’après leurs promoteurs, les technologies numériques permettraient une amélioration de la prise en charge, une diminution des disparités de santé et une optimisation des systèmes de santé. Principalement approchée par la sociologie des techniques et les sciences de l’information et de la communication (Castells 2010; Katz 2008; Rainie and Wellman 2012), la santé numérique a déjà fait l’objet de recherches substantielles dans les Nords ; notamment sur la nature et l’impact de l’information de santé en ligne (Adams and Berg 2004; Eysenbach et al. 2002), la redéfinition des rôles de profanes et d’experts en santé (Akrich and Méadel 2007; Sosnowy 2014; Wyatt 2004), les transformations dans la relation soignant-soigné (Akrich and Méadel 2010; Broom 2005) ou dans l’organisation du travail médical et l’administration du soin (Lehoux et al. 2002; Malone 2003; Nettleton and Burrows 2003) que ces technologies opèrent.
Toutefois, peu de recherches socio-anthropologiques ont a été publiées en langue française sur ce sujet et tout particulièrement sur les pays des Suds. Pourtant, l’impact des technologies numériques sur les services de santé dans ces pays soulève des questions cruciales, qui prennent une acuité particulière avec l’accès croissant au téléphone portable (Sawadogo et al. 2021). Les processus massifs de numérisation de la santé souvent entrepris au nom de la lutte contre la corruption, par souci d’équité et de transparence ou afin d’améliorer l’accès à des services publics de santé jugés défaillants, transforment la société, l’État et les droits des usagers dans les pays concernés (Ramanathan et al. 2013; Rao 2013). Ils ravivent ainsi des questionnements anciens sur le développement technologique et la transmission inégale des savoirs (Escobar 1995; Mbembe 2006). Pour sortir de l’opposition stérile entre, d’une part, l’euphorie technophile qui voit les outils numériques comme des sources d’émancipation et de réduction des inégalités de santé et, d’autre part, les technophobes qui soulignent les risques de domination marchande, de déshumanisation des soins et d’accroissement des inégalités, nous avons besoin de travaux empiriques capables d’analyser les modalités et enjeux propres au déploiement de la santé numérique et à son inscription dans des dispositifs sanitaires, économiques et politiques (Al Dahdah 2019; Duclos 2020). Ce numéro thématique souhaite examiner l’émergence de nouveaux espaces et circuits mondiaux de prise en charge thérapeutique. Il entend explorer également l’apparition de nouvelles formes de pouvoir, de contrôle et de résistance. Pour cela, cet appel vise des contributions empiriques et théoriques interrogeant les relations entre technologie numérique et santé.
Les articles proposés pourront s’intéresser à un ou plusieurs des axes suivants :
Recomposition des rôles et émergence de nouveaux acteurs dans le champ de la santé
La mise en place d’un système sociotechnique comme la santé numérique donne naissance à une nouvelle approche de la santé publique. Multidisciplinaire et multisectorielle, la santé numérique construit des intérêts particuliers autrefois extérieurs au champ de la Santé. Comme d’autres chercheurs l’ont fait auparavant sur d’autres thématiques – pour exemple les travaux sur les traitements de l’infection à VIH dans les Suds – étudier la recomposition et la redistribution des pouvoirs entre acteurs privés et publics, la transformation des équilibres entre acteurs historiques de la santé publique (établissements de santé, dispensaires, Etats, laboratoires pharmaceutiques, etc.) et acteurs émergents (opérateurs mobiles, développeurs techniques, bailleurs et philanthropes des TIC – technologies de l’information et de la communication) impliqués dans ces projets de e/mSanté semble une piste de recherche intéressante.
Transformation des techniques d’administration de la santé et des pratiques de soins
Les conséquences de la digitalisation et de la mise en données (datafication) sur la gestion des ressources et des personnels de santé et sur l’administration hospitalière restent encore faiblement documentées sur le terrain et tout particulièrement dans des contextes de ressources limitées. Dans les Suds, des infrastructures de données numériques sont mises en place, souvent financées par des acteurs de la santé mondiale, avec des conséquences sur la prise en charge de la santé des populations qui restent encore trop peu explorées et empiriquement documentées. Les problèmes de confidentialité et de sécurisation de données de santé collectées via les mobiles, les conditions techniques de leur stockage et de leur diffusion, ainsi que l’évaluation de ces programmes particuliers de santé restent également à approfondir. Les contributions sur les usages plus informels du numérique par les professionnels de santé (utilisation de leurs téléphones personnels, d’applications mobiles ou de réseaux sociaux), éventuellement pour développer de nouvelles collaborations entre professionnels de santé sont également bienvenues.
Transformation des usages et des pratiques de santé pour les patients
L’observation des usages de la santé numérique, c’est-à-dire de ce que les patients font effectivement avec ces objets et dispositifs techniques, doit être approfondie. Les études sur les usages innovants de la mHealth (smart phones, objets connectés et tablettes) concernent une population limitée de professionnels et de patients principalement dans les Nords ou très privilégiée dans les Suds. L’analyse de l’approche individualisée permise par le téléphone portable ou les tablettes et la mobilité des pratiques de santé associées à ces terminaux mobiles restent à approfondir. La question de l’accessibilité du numérique, des inégalités de genre, d’âge, de classe, géographiques et linguistiques peuvent aussi être abordée dans ce dossier afin d’éclairer les multiples fractures numériques. La question de « l’infodémie », de la profusion d’information en ligne et les controverses autour de la qualité et de la véracité des informations de santé diffusées en ligne et notamment via les réseaux sociaux constituent également des sujets intéressants pour ce dossier.
Modalités de soumission et calendrier
Les propositions de contribution comprendront un titre et un résumé de 500 mots maximum. Elles devront être envoyées aux coordinateurs du numéro avant le 5 janvier 2023 aux adresses suivantes :
marine.aldahdah@ifpindia.org
duclos-belanger.vincent@uqam.ca
Les articles sélectionnés à l’issue de cette étape (mi-janvier) devront leur être adressés avant le 1er mai 2023. Ils seront alors transmis à la rédaction d’Anthropologie & Santé et évalués selon la procédure habituelle de double évaluation externe et anonyme.
La publication de ce numéro est prévue pour mai 2024. Les articles acceptés pour publication pourront être mis en ligne avant cette date dans la rubrique dédiée de la revue.
Références
Adams, Samantha, and Marc Berg. 2004. ‘The Nature of the Net: Constructing Reliability of Health Information on the Web’. Information Technology & People 17(2):150–70.
Akrich, Madeleine, and Cécile Méadel. 2007. ‘De l’interaction à l’engagement : Les Collectifs Électroniques, Nouveaux Militants Dans Le Champ de La Santé’. Hermès (47):145–54. Akrich, Madeleine, and Cécile Méadel. 2010. ‘Internet, Tiers Nébuleux deLa Relation Patient Médecin’. Les Tribunes de La Santé 29(4):41.
Al Dahdah, Marine. 2019. ‘From evidence-based to market-based mHealth: Itinerary of a mobile (for) development project.’ Science, Technology, & Human Values 44(6): 1048-1067. Broom, Alex. 2005. ‘Medical Specialists’ Accounts of the Impact of the Internet on the Doctor/Patient Relationship’. Health: 9(3):319–38.
Castells, Manuel. 2010. The Rise of the Network Society. 2nd ed., with a new pref. Chichester, West Sussex ; Malden, MA: Wiley-Blackwell.
Clarke, Adele E., Janet K. Shim, Laura Mamo, Jennifer Ruth Fosket, and Jennifer R. Fishman. 2003. ‘Biomedicalization: Technoscientific Transformations of Health, Illness, and U.S. Biomedicine’. American Sociological Review 68(2):161–94.
Duclos, Vincent. 2021 ‘The empire of speculation: medicine, markets, and nation in India’s Pan African e-Network.’ BioSocieties 16 (2): 289-311.
Escobar, Arturo. 1995. Encountering Development: The Making and Unmaking of the Third World. Princeton, N.J: Princeton University Press.
Eysenbach, Gunther, John Powell, Oliver Kuss, and Eun-Ryoung Sa. 2002. ‘Empirical Studies Assessing the Quality of Health Information for Consumers on the World Wide Web: A Systematic Review’. JAMA: The Journal of the American Medical Association 287(20):2691– 2700.
Katz, James Everett. 2008. Handbook of Mobile Communication Studies. Cambridge, Mass.: MIT Press. Lehoux, Pascale, Claude Sicotte, J. L. Denis, Marc Berg, and André Lacroix. 2002. ‘The Theory of Use behind Telemedicine:: How Compatible with Physicians’ Clinical Routines?’ Social Science & Medicine 54(6):889–904.
Malone, Ruth E. 2003. ‘Distal Nursing’. Social Science & Medicine 56(11):2317–26. Mbembe, Achille. 2006. ‘Nécropolitique’. Raisons politiques 21(1):29. doi: 10.3917/rai.021.0029. Nettleton, Sarah, and Roger Burrows. 2003. ‘E-Scaped Medicine?Information, Reflexivity and Health’. Critical Social Policy 23(2):165–85. doi: 10.1177/0261018303023002003. Rainie, Harrison, and Barry Wellman. 2012. Networked: The New Social Operating System. Cambridge, Mass: MIT Press.
Ramanathan, Nithya, Dallas Swendeman, W. Scott Comulada, Deborah Estrin, and Mary Jane Rotheram-Borus. 2013. ‘Identifying Preferences for Mobile Health Applications for Self Monitoring and Self-Management: Focus Group Findings from HIV-Positive Persons and Young Mothers’. International Journal of Medical Informatics 82(4):e38-46.
Rao, Ursula. 2013. ‘Biometric Marginality’. Economic and Political Weekly 48(13). Sawadogo, N. H., Sanou, H., Greene, J. A., & Duclos, V. 2021. ‘Promises and perils of mobile health in Burkina Faso’, The Lancet, 398(10302), 738-739.
Sosnowy, Collette. 2014. ‘Practicing Patienthood Online: Social Media, Chronic Illness, and Lay Expertise’. Societies 4(2):316–29.
Wyatt, Sally. 2004. ‘Danger! Metaphors at Work in Economics, Geophysiology, and the Internet’. Science, Technology, & Human Values 29(2):242–61.