Appel à contributions pour le n° 78 la revue Techniques & Culture, “Lithiques”, coordonné par Nicolas Adell, Laurence Charlier Zeineddine et Ludovic Coupaye, à paraître au printemps-été 2023.
Date limite pour l’envoi des propositions d’article : 6 mai 2022.

Les pierres agissent. Cette idée familière a été examinée par l’ethnographie, notamment au sein des activités techniques et rituelles. Il s’agit alors souvent de pierres transformées, travaillées, modifiées, gravées, sculptées, taillées. Ce faisant, les pierres ont été prises en charge par l’anthropologie économique (étude des échanges interethniques et de la circulation des pierres, reconstitution des filières socio-économiques), par l’anthropologie du religieux et du rituel (engageant les thèmes du sacré, mais aussi du pouvoir et de la puissance des pierres) ou par l’anthropologie des techniques et du patrimoine (pierres saisies par le geste qui les transforme, par la filière artisanale, par l’architecture, etc.). Ces différentes approches ont mis au jour le rôle actif des pierres dans la création et la consolidation de réseaux de relations au sein de collectifs et entre collectifs, mais aussi entre les sociétés et leurs environnements. Nous souhaitons ici faire un pas de côté et livrer les contours de situations où les rencontres lithiques ne sont ni exclusivement rituelles (mais peuvent aussi s’inscrire dans un rituel), ni strictement à finalité technique (mais peuvent aussi être environnées d’actes techniques), soit les deux cadres par lesquels les pierres sont ordinairement saisies par l’anthropologie.

Cette approche élargie des contacts avec les pierres présente plusieurs intérêts. Elle invite à débarrasser le regard de l’anthropocentrisme qui pèse sur l’appréhension des relations au monde des pierres et des rochers. Et s’il n’est pas question de mener des ethnographies minérales visant à s’affranchir des humains, nous tenons à faire entendre la voix de celles et ceux qui, au sein de différentes sociétés, chargent les pierres d’intentionnalité et de qualités singulières, indépendamment des relations que celles-ci entretiennent avec des humains. Dans les Andes, par exemple, en marchant à proximité de pierres, les bergers peuvent remarquer qu’elles sont en train de marcher. Ils le constatent sans référer des activités rituelles qui activeraient cette capacité à se déplacer. Par ailleurs, il s’agit de rééquilibrer le rapport de force qui se noue dans l’action entre un bloc et un être humain, sans pour autant chercher à le symétriser de façon systématique.

On s’attachera à présenter des manières de faire et des savoirs pratiques qui reposent sur l’identification de quelques propriétés saillantes de rochers. En Roumanie, par exemple, nombreuses sont les histoires, collectées d’abord par les folkloristes et désormais surtout par les géologues, qui rapportent la vie des trovants, ces boules granitiques « qui poussent ». Catégorisés en « mâles » ou « femelles » selon la forme des excroissances qui les font grandir, ces pierres font famille ou sont parfois déplacées par les habitants des villages alentours pour qu’elles « fassent famille ». Les rochers peuvent donc se voir doter de certaines capacités qui forment autant de repères sensibles pour produire du sens, organiser des relations avec l’environnement, assurer une médiation entre soi et les autres, développer une réflexion sur des notions comme la durée, la présence, la persistance, la fermeté ou l’équilibre. Comment ces capacités des pierres à bloquer (la lumière, le passage), à résister, à durer, à croître, à se transformer ou à stocker la chaleur, sont perçues et mobilisées dans les manières de penser la vie, l’action, la subjectivité ou les relations ? Ainsi, il s’agit d’examiner les façons dont les sociétés intègrent différentes manières lithiques d’exister, d’agir ou de réagir – des formes de présence qui ne sont pas sans avoir d’importants effets sur la vie sociale des collectifs d’humains avec lesquels ces cailloux interagissent.

Cet appel à contributions invite donc à examiner les cailloux, les pierres, les rochers ou autres matériaux et formes lithiques de l’environnement ou du paysage qui peuvent échapper à l’attention des anthropologues mais qui ont pu retenir celle des géologues, des préhistoriens, des archéologues ou encore des artistes. Ce numéro entend faire une place à la pluralité des regards qui peuvent être portés sur les pierres « sauvages » ou « brutes » et sur ce qu’elles font aux relations qui trament les mondes des uns et des autres.