Appel à communications pour un numéro de Techniques & Culture, « La digitalisation du monde : continuités et ruptures », à paraître à l’automne 2023, sous la coordination de Flavia Carraro, Frédéric Joulian, Nicolas Nova. Date limite : 7 novembre 2022

Ce nouveau projet prend la question digitale dans une histoire longue mais aussi telle qu’elle peut se reposer quarante ans après l’avènement du web et de la numérisation globale des savoirs. Comme d’usage, la revue est ouverte à l’ensemble des sciences humaines et sociales, et également avec ce thème, aux sciences de l’érudition, de l’ingénieur et aux sciences cognitives. Des journées d’étude Techniques & Culture, en lien avec la préparation du numéro, auront lieu les 19 et 20 janvier 2023 au Mucem à Marseille.

La « digitalisation » du monde est en marche et redouble d’intensité à la faveur d’un appareillage omniprésent de smartphones, ordinateurs, tablettes, consoles de jeux et autres objets connectés, mais aussi de multiples applications désormais à toutes les échelles du quotidien, GPS, météo, stockage de données, transactions bancaires, etc. Dans ce mouvement, les manières d’être humain ont très rapidement évolué et cela nous affecte et nous interroge, que l’on soit simple utilisateur ou chercheur spécialisé. Par exemple, à propos de l’utilisation continue et compulsive du smartphone tout au long de la journée, qui est accusé de tous les maux, l’addiction au premier chef. Mais aussi au sujet des formes de surveillance subies au travers des usages de tous ces services numériques dont l’opacité n’a d’égale que l’appétit des entreprises qui les proposent. Ou encore à propos de l’externalisation de nos mémoires et capacités de perception du monde que nous déléguons à ces machines et logiciels. Ces machines emmagasinent nos photos, nos pensées, nos données personnelles, elles traitent les morceaux de musique, les chants d’oiseaux ou les plantes que l’on cherche à reconnaître. Elles ne sont pas que supports à mémoire, mais aussi interfaces et actrices d’un nouveau monde.

« Révolution numérique », « transition numérique », « digitalisation », « numérisation », « algorithmisation », « virage computationnel », la terminologie pour décrire les processus à l’œuvre dans cette affaire est aussi vague qu’idéologique. En mettant l’accent sur les technologies de l’information des cinquante dernières années, ces expressions privilégient une vision contemporaine de modalités d’agir pourtant bien plus anciennes. Parler de révolution ou de transition néglige l’existence de processus déployés sur le temps long et la pluralité des pratiques et techniques de calcul, de codage ou plus largement de représentation et d’écriture. C’est à cette continuité peu explorée et aux ruptures éventuelles avec le présent que ce numéro de Techniques&Culture va s’attaquer.

Le terme de « digitalisation » évoque en effet un ensemble de pratiques et de techniques modernes héritées entre autres de la cybernétique. Il renvoie également aux moyens de comptage et de calcul « digitaux », c’est-à-dire au moyen des doigts, tant dans les sociétés et cultures du passé que de nos jours. Ces pratiques et techniques s’appuient sur des opérations automatiques et hyperextériorisées qui incorporent des champs de savoir et d’action au sein de programmes ou d’algorithmes. Dans ce numéro, nous voudrions montrer que les processus impliqués dans la digitalisation témoignent au contraire d’une très longue histoire et qu’ils s’ancrent dans des dispositifs matériels autant qu’intellectuels interrogeant le rapport entre animaux, préhumains, humains ou post-humains et machines « intelligentes ».

Un berger dépose des cailloux pour compter ses moutons. Un gardien de musée appuie sur son compteur manuel à chaque fois qu’une personne entre ou sort de la salle. Dans une forme plus complexe, les cartons perforés du métier à tisser Jacquard commandent la levée des fils de chaîne du tissu lors du tissage. Or, cailloux, compteur manuel et cartes perforées sont des objets techniques à « mémoire artificielle » qui inscrivent et assurent la reproduction d’actes mécaniques enchaînés. Ces actes et ces dispositifs correspondent à des opérations de pensée et de mouvement enchâssées au cœur de matérialités techniques. Dans ce thema nous nous intéresserons à la mémoire que les techniques incorporent et concrétisent. À la suite d’André Leroi-Gourhan (1964 : 269), nous entendons par « mémoire » non pas une « propriété de l’intelligence, mais, quel qu’il soit [le] support sur lequel s’inscrivent les chaînes d’actes ». En privilégiant, non pas la fonction, mais le fonctionnement et les usages de la mémoire ainsi définie, nous entendons inscrire artefacts et systèmes techniques dans une temporalité élargie et interroger les continuités et les ruptures de la digitalisation dans le temps et l’espace des cultures.

On considérera la matérialité de la technique lorsque celle-ci se structure dans des dispositifs et des processus qui incarnent, traduisent, régulent, assument des opérations gestuelles et intellectuelles en lieu et place d’opérateurs humains. Dans l’histoire humaine, les artefacts se sont insinués entre le geste et la parole, non seulement comme objets, mais aussi comme expressions de programmes. Ceux-ci, de nature analogique ou digitale (dans les comptabilités anciennes, l’écriture, le tissage ou encore l’informatique) ne doivent pas être compris comme une succession (du plus simple au plus complexe, de l’analogique au digital), mais davantage comme des modes synchrones.

Si la mémoire se définit généralement d’un point de vue matériel comme le support sur lequel l’information est véhiculée, nous voudrions à l’inverse interroger dans cet ouvrage les mécanismes évolutifs, intellectuels et mécaniques impliqués dans l’existence et l’usage de la mémoire. Partant des trois sortes de mémoire identifiées par Leroi-Gourhan, à savoir la mémoire « spécifique », la mémoire « ethnique » et la mémoire « artificielle », nous entendons en interroger le fonctionnement autant dans les pratiques (y compris langagières ou figuratives) que dans les dispositifs qui les concrétisent tout au long de l’histoire.