ANR CURRICULA

Le renouvellement des institutions culturelles dans le contexte des Capitales Européennes de la Culture (2014-2018)

 

Coordination scientifique : Emmanuel Pedler (Centre Norbert Elias)
Contact : Maxime JaffréElena Raevskikh

Site web du projet : http://www.curricula.eu.com
Fiche ANR:  http://www.agence-nationale-recherche.fr/?Projet=ANR-14-CE29-0001

 

Thème de recherche

Sociétés innovantes, intégrantes et adaptative

 

Partenaires

  • University of Michigan Center for Russian, East European, and Eurasian Studies
  • Centre for Regional Science at Umeå University (CERUM)
  • Università degli Studi di Padova Dipartimento di Scienze Storiche, Geografiche e dell’Antichità
  • Uniwersytet Warszawski Instytut Kultury Polskiej

 

Membres de l’équipe

  • Emmanuel Pedler, Professor & Research Director, École des Hautes Études en Sciences Sociales – Centre Norbert Elias (CNE)
  • Frédéric Gimello-Mesplomb, University Professor, Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse – Centre Norbert Elias (CNE)
  • Dominique Pasquier, CNRS Research Director, Centre National de la Recherche Scientifique – Institut Marcel Mauss (IMM)
  • Denis Laborde, CNRS Research Director, Centre National de la Recherche Scientifique – Centre Georg Simmel (CGS)
  • Morgane Labbé, Senior Lecturer EHESS, École des Hautes Études en Sciences Sociales – Institut Marcel Mauss (IMM)
  • Jean Boutier, Professor & Research Director, École des Hautes Études en Sciences Sociales – Centre Norbert Elias (CNE)
  • Emmanuel Ethis, University President Professor & Research Director, Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse – Centre Norbert Elias (CNE)
  • Maxime Jaffré, Adjunct Professor (ATER), Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse – Centre Norbert Elias (CNE)
  • Elena Raevskikh, Adjunct Professor (ATER), École des Hautes Études en Sciences Sociales – Centre Norbert Elias (CNE)
  • Carlotta Sorba, Professor emeritus, Università degli Studi di Padova – Dipartimento di Scienze Storiche Geografiche e dell’Antichità
  • Pawel Rodak, Director and Professor, University of Warsaw – Institute of Polish Culture
  • Dorota Jurkiewicz-Eckert, Professor, University of Warsaw – Centre for Europe
  • Rolf Hugoson, Senior Lecturer in Political Science, Umeå University – Centre for Regional Science (CERUM)
  • Geneviève Zubrzycki, Associate Professor, University of Michigan – Departement of Sociology

 

Présentation

La réflexion contemporaine autour de l’utilisation de la culture comme levier de développement économique des villes se fonde essentiellement sur le potentiel « créatif » de nouveaux dispositifs urbains, mais n’aborde jamais la question de l’influence des structures culturelles institutionnelles immersives (Heritage industry) et leurs ancrages territoriaux. Comment ces institutions réagissent-elles à la restructuration du champ concurrentiel ? Dégagent-elles des stratégies d’adaptation et d’hybridation avec de nouvelles conceptions de la culture ? Ou, à l’inverse, deviennent-elles graduellement un patrimoine obsolète et difficile à entretenir ? Privilégiant les villes européennes qui ont été élues « Capitales Européennes de la Culture », le projet CURRICULA entend décrire la capacité des structures institutionnelles de la culture à s’inscrire dans de nouvelles dynamiques urbaines et à épouser les mutations culturelles qui sont à leur origine.
Le projet CURRICULA opposera les cas contrastés (1) des Capitales Européennes de la Culture » du sud (Marseille, Gènes, Bologne) et du nord (Cracovie et Umea), (2) des villes concernées récemment par le dispositif « Capitale Européenne de la Culture », Marseille (CEC-2013), Umea (CEC-2014), et des villes qui portaient ce titre dans le passée Gènes (CEC-2004), Bologne et Cracovie (CEC-2000), (3) des modèles culturels multi-centrés (Italie, Suède) vs. des modèles culturels très centralisés (France et Pologne).
Notre objectif vise à renouer avec l’enquête empirique, réalisée non pas à partir de bases de données de seconde main, mais auprès des publics des institutions, à partir d’observations et/ou d’entretiens élaborés à nouveaux frais et traités statistiquement, pour comprendre dans quelle mesure les publics des institutions sont impliqués dans la nouvelle dynamique des politiques culturelles de l’économie créative. Les méthodes statistiques utilisées dans le projet seront caractérisés par l’utilisation de technologies nouvelles et originales (QR code Technologie: nouvelle génération de codes à barres), qui augmenteront notre capacité de production pour le traitement des données et permettront ainsi de multiplier le potentiel de rétroaction.
Dans sa perspective finale, notre enquête sera déployée à l’échelle internationale, pour comparer les villes européennes labellisées ECC avec des villes impactées par d’autres formes de dispositifs top-down. En ouvrant dans un premier temps la comparaison à l’aire américaine, nous souhaitons explorer à travers deux études de cas comment ces processus d’institutionnalisation de la culture s’implémentent – ou non – localement, dans des villes comme Détroit et Chicago. Dans un deuxième temps, nous souhaitons aborder le cas de Perm, qui se positionne, depuis quelques années, comme la nouvelle « Capitale Culturelle de la Russie ».

 

Abstract

The use of culture as an economic tool for the development of cities is becoming a central concern in contemporary polical reflection. This is primarily focused on the impact of « creative » new urban amenities without ever addressing the question of the influence of immersive institutional cultural structures (Heritage industry) and their territorial anchors. How do these institutions react to the restructuring of this competitive field? Are they managing adaptative or hybrid strategies with new conceptions of culture? Or, conversely, do they gradually become obsolete? Focusing on European cities that were elected « European Capitals of Culture »(ECC) the CURRICULA project aims to describe the ability of cultural institutions to become part of new urban dynamics and embrace the cultural changes that generate them.
The CURRICULA project will confront contrasting cases of (1) the « European Capitals of Culture » from the south (Marseille, Genoa, Bologna) and from the north (Krakow and Umea), (2) cities recently concerned by the « European Capital of Culture » political mechanism, Marseille (ECC-2013), Umea (ECC-2014), and cities that were elected ECC in the past, Genoa (ECC-2004), Bologna and Krakow (ECC-2000), (3) multi-centered cultural models (Italy, Sweden) vs. highly centralized cultural models (France and Poland).
The project’s goal is to make use of empirical research conducted not on second hand databases, but directly with institutions’ audiences, based on observations and/or interviews developed and processed statistically, in order to understand which audiences are involved in the new dynamics of cultural policies related to the creative economy. The statistical methods applied in the project will be characterized by the use of new and original technologies (QR Code Technology: new barcode generation), which will increase our output capacity for data processing and multiply the potential for feedback.
In its final phase, our investigation will be deployed at the international level to compare European cities labeled ECC, with cities concerned by other forms of top-down mechanisms. By engaging for the first time in a comparison with the American area, we will explore through two case studies how processes of institutionalization of culture implement themselves – or not – locally, in cities such as Detroit and Chicago. In a second step, we will discuss the case of Perm, which has positioned itself over the past few years as the new « Cultural Capital of Russia ».

 

Bilan

Une enquête comparative à l’échelle européenne visant à explorer l’identité, le périmètre et l’ancrage géographique et social des institutions culturelles

Notre projet initial visait à dresser une cartographie comparée d’institutions culturelles européennes, saisies dans le contexte dynamisant des Capitales Européennes de la Culture. Les avancées du programme, les nombreux débats ouverts avec nos collègues étrangers – cf. notamment le colloque du 22 juin 2016 réunissant à la Villa Méditerranée (Marseille) l’ensemble de nos partenaires institutionnels et académiques – ont permis d’affiner et d’enrichir ce cadre initial en prenant en charge et en déployant la dimension politique de l’enquête que le projet portait en germes : en complément de la photographie du monde social initialement projetée, l’ANR CURRICULA s’est enrichie d’un questionnement portant sur le sens de l’enquête et de sa réalisation, pour l’ensemble des acteurs impliqués.
Ce que enquêter veut dire est sujet à débat. Simple outil de gestion offert par la recherche en sciences sociales aux acteurs de terrains ? Travail d’expertise renvoyant à une compétence professionnelle – l’enquête demande des cadrages conceptuels précis, des dispositifs sophistiqués, mobilise des technologies complexes, notamment numériques ? Miroir tendu aux acteurs culturels, aux experts universitaires auxquels les institutions sont le plus souvent associées, aux observateurs européens que nous étions ? Selon la réponse choisie on change de périmètre. S’ajoute à la photographie un peu trop simple réalisée à distance un processus de conversion et de débats par lequel l’ensemble des acteurs se voit impacté par l’enquête.
Les acquis sociologiques glanés au cours de la recherche – critique des enquêtes mainstream auto-administrées qui ne renvoient qu’à la « citoyenneté institutionnelle » assumée par la partie la plus visible des publics ; mise en évidence d’une partie conséquente des publics furtifs grâce à des enquête via la billetterie des institutions – pour consistants et intéressants qu’ils soient ne sont ainsi pas l’alpha et l’omega de l’opération. L’une des découvertes intéressantes permises par ce programme ANR a été ainsi d’ordre politique. Pour les huit cas que nous avons étudiés, répartis dans quatre pays européens dont la réputation politique semble bien dessinée – une Pologne et une Italie dont les modèles républicains sont menacés ; la Suède ou la France encore relativement protégées contre ces menaces – les institutions que nous avons observées ne se répartissent pas aussi simplement sur un podium opposant formes institutionnelles libérales et illibérales. Ou pour le dire plus simplement, si les processus de sélection des projets et équipes dirigeantes s’effectuent souvent dans la transparence et via des concours publics, le fonctionnement ordinaire des lieux culturels européens est régi par des pilotages plutôt autocratiques (le pouvoir dans une seule main) : une fois le programme sélectionné et proclamé, sa mise en œuvre échappe ainsi au débat, à la pluralité des prises de positions, à la pluralité des choix effectués, à la contestation, aux débats de fond, et au dissensus. Devenant ainsi un révélateur, un processus heuristique, un cheminement qui contraint tous les acteurs de dévoiler leurs cartes, en s’ouvrant – ou pas –, l’enquête conduit les gouvernances à discuter leurs politiques culturelles et à les porter sur la place publique.

 

Qu’est-ce qu’une institution culturelle ? L’enquête comme processus critique

Dans un article fondateur, Georg Simmel1 remarque que la singularité des entités sociales tient à leur maintien dans la longue durée. L’humain est mortel mais les sociétés pérennes. Dans le cas d’espèce elles forment des entités relativement cohérentes à
même de structurer leurs composantes – audiences, gouvernance, équipes artistiques – autour d’idéaux communs, pour utiliser le lexique durkheimien. Leur nature impose en conséquence qu’une enquête englobante soit initiée afin d’appréhender les processus qui les constituent (cf. l’ouvrage publié dans la foulée de l’ANR, La forme spectacle, 2018, avant-propos2).
Ce point de départ nous a guidé dans notre programme comparatif européen CURRICULA. Nos deux premiers terrains français (CDN La Criée et TN Le Merlan, Marseille) ont été l’occasion d’explorer extensivement et longuement deux études propédeutiques. Les six autres études de cas, bénéficiant de ces avancées initiales, ont pu être menées sans déployer un travail d’enquête aussi considérable. Ce choix était clairement affiché dans notre projet pour se conformer à la nature centralisée de notre dispositif. Une seule petite équipe disposait d’un budget pour organiser l’ensemble des études dont la réalisation concrète reposait, hors de France, sur sa capacité à convaincre des collègues européens à s’associer à elle dans la réalisation des enquêtes de terrain. La totalité du spectre analytique et descriptif des deux premières études associait une ethnographie des gouvernances, plusieurs formes d’enquêtes quantitatives – par questionnaires auto-administrés, par la diffusion de questionnaires à un échantillon constitué à partir de la billetterie –, ainsi qu’une observation participante au long cours.
Les descriptions des gouvernances et des diverses formes de public des cas français ont mis en évidence les biais de l’enquête classique par questionnaire auto-administré. On ne connaît bien aujourd’hui dans l’hexagone qu’une partie des publics réguliers de tel ou tel lieu culturel. Composante suffisamment impliquée pour « déclarer sa citoyenneté » et se revendiquer comme faisant partie « du » public en remplissant des questionnaires auto-administrés, cette frange a capté l’ensemble de l’attention portée par les observateurs de ces scènes culturelles. Existe pour autant une fraction – clairement majoritaire dans le cas du CDN la Criée – de spectateurs « occasionnels », dont on a régulièrement minoré l’importance et sous-estimé le rôle. Nos premières enquêtes (2015, pour le détail des principales étapes de notre enquête, cf. l’onglet « News & events » du site) ont ainsi montré qu’il s’agissait moins d’un public instable, en constant renouvellement, qu’un ensemble d’amateurs free lance, fréquentant un large périmètre institutionnel régional et se tenant à distance de la ligne artistique affirmée par la direction des théâtres. La relation privilégiée entre les discours d’institution (Pedler, 2012)3 et les fractions les plus légitimistes du public, qui les plébiscitent, doit ainsi être mise en regard des positions critiques – ou de retrait – de sa majorité silencieuse.
C’est un dispositif plus léger qui a été mis en œuvre pour les six autres cas européens (Suède, Pologne, Italie). De fait cette seconde phase d’enquête recélait une série de difficultés spécifiques. Tout d’abord aucun de nos collègues européens n’était spécialiste de notre domaine disciplinaire4. Ensuite les institutions culturelles approchées grâce par leur intermédiaire n’avaient que très rarement développé d’enquêtes sur leurs publics (le théâtre Polski, La Zacheta National Gallery of Art de Varsovie, Le Palazzo Ducale de Gênes, le NorrlandsOperam d’Umeå , notamment), et dans certains cas, étaient réticentes à s’engager. Au-delà des séjours sur place, il a donc fallu mettre en œuvre des dispositifs techniques particuliers – grâce au logiciel OMR Manager et Net Survey de la société Soft Concept après plusieurs formations – pour réaliser et collecter les données tout en s’appuyant sur divers intermédiaires pour la mise en œuvre pratique de l’enquête.
De manière générale, notre enquête, élaborée comme constituant un moment critique dans l’histoire des institutions culturelles, a été pensée comme un processus,
agissant sur l’ensemble des acteurs impliqués dans sa réalisation. Lors des tout premiers entretiens en octobre 2014 – visant à préparer notre projet ANR – avec Andrej Seweryn, directeur du théâtre Polski5, l’opération était encore pensée par ce dernier comme une démarche française, déployée afin de connaître une grande et très ancienne institution polonaise. Il a fallu trois années pour que les acteurs – la nouvelle équipe de pilotage du théâtre mise en place après les changements politiques importants d’octobre 2015, nos collègues universitaires partenaires du programme CURRICULA – s’approprient l’enquête, au moins pour partie. Mais chaque membre de notre équipe portait une définition variable de ce que enquêter veut dire. C’est en définitive au moment de la négociation du contenu des questionnaires, lors de la passation ou de l’interprétation des résultats ou de leur restitution que cette variabilité a pu être appréhendée pleinement.

 

Libéralisme et illibéralisme des institutions étudiées : des résultats contre-intuitifs et révélateurs

Le couple notionnel, ‘libéralisme versus illibéralisme’ ne prend son sens que rapporté à la vision libérale de la société, nourrie par un courant philosophique qui place la liberté individuelle au cœur de la vie collective. A l’inverse les visions holistes, en autonomisant des collectifs et en les essentialisant, mettent au cœur de leurs analyses diverses entités, de l’Etat aux institutions culturelles, en passant par les églises, sectes et cercles de toutes natures et plaçent les individus et les groupes intermédiaires dans une position subordonnée. Ajoutons que ces groupes peuvent être incarnés ou non par des personnalités charismatiques (Raevskikh, 2017)6. A l’inverse la vision libérale situe les individus au cœur de ces dispositifs et leur octroie la capacité à les relativiser (sur ce point, cf. chapitres introductifs de La Forme Spectacle, déjà cité).
Les opérations d’enquête réalisées par les sciences sociales sont ainsi, par essence, libérales. En cela notre projet ne pouvait que susciter des réactions et des tensions liées aux contextes nationaux et/ou à la gouvernance des institutions et, cela singulièrement dans des espaces politiques nationaux illibéraux – ou qui tendent à le devenir. Mais se limiter à ces contextes – les changements politiques en Italie ou en Pologne par exemple – serait resté réducteur. La présence d’institutions au fonctionnement peu transparent ou incarnées par des figures charismatiques est attestée pour des régimes politiques pluralistes, en France notamment. On trouve ainsi dans des contextes les plus divers de nombreux lieux culturels défiant les aspirations libérales. Dans le cas contraire ces lieux établissent une gouvernance plurielle en reconnaissant la nature composite de l’entité qu’elle forme – c’est-à-dire de sa gouvernance comme des audiences différenciées qui la constituent. On pourrait développer pour ces figures la notion de responsabilité sociale des lieux culturels en adaptant celle proposée par le droit à propos des entreprises.
Notre enquête, proposée et réalisée auprès d’institutions culturelles européennes diverses, a été ainsi de nature à révéler le type de gouvernance auquel elles sont soumises. Dans cet esprit ce à quoi sert l’enquête dépasse largement les résultats qu’elle permet de collecter. L’administration de l’enquête, l’histoire des négociations qui ont présidé à la réalisation dans les quatre pays européens traités depuis 2015, l’observation de sa mise en œuvre et des résistances rencontrées, ou encore des détournements et réappropriations de ses résultats, constituent par voie de conséquence une partie substantielle de notre opération de recherche.
De manière emblématique, le CDN La Criée – s’opposant en cela frontalement au Théâtre National Le Merlan et aux positions démocrates (libérales, selon l’acception discutée ici) de sa directrice actuelle – a ainsi pensé les restitutions des résultats
d’enquête comme entrant exclusivement dans le périmètre de la gestion du théâtre et donc en contournant les questionnements portant sur la politique culturelle de l’institution. Le secrétariat général s’est ainsi emparé de l’affaire laissant la directrice de l’institution dans une position de surplomb. Il a de la sorte sanctuariser les orientations culturelles majeures du théâtre en en faisant un domaine réservé de sa direction et en cherchant à le protéger de toute enquête. D’autres institutions ont procédé de la même façon : ce fut le cas du théâtre Polski par exemple. Dès lors que la politique culturelle de l’institution est pensée comme un horizon transcendant, uniquement déterminé par la vision éclairée d’un leader charismatique, l’enquête se voit réduite à ne saisir que la morphologie superficielle des publics. Plébiscitant ou non la vision du leader ces derniers occupent ainsi une place qui leur a été préalablement assignée. En cela l’enquête porte l’empreinte des formes de gouvernance. Facilitée et accompagnée, elle constitue un exercice de transparence et une mise à l’épreuve. Contrôlée et canalisée, elle vise à confirmer ce que la gouvernance « savait » déjà et ne s’inscrit dans aucun processus heuristique et évolutif.

 

Les années Capitales un accélérateur de changement culturel

On connaît les analyses d’Emile Durkheim portant sur les « grands moment d’effervescence » qui forgent à nouveaux frais les idéaux collectifs. Que ce soit dans Les Formes élémentaires de la vie religieuses8 ou dans l’article mémorable de 1911, « Jugements de valeur, jugements de réalité »9 l’auteur note l’importance des moments où se ressourcent les idéaux, où se ressoudent les liens symboliques qui unissent les collectifs. Nous avons pris appui sur les années Capitales Européennes de la Culture (CEC dans la suite du texte) dans cet esprit. Tout désignait ces moments à devenir des étapes marquantes d’une refondation culturelle. Enfin ce qui est vrai au niveau des régions impactées par les CEC devait également l’être des institutions plus anciennes cherchant à s’inscrire dans leur souffle pour refonder leur contrat social.
Mais ces dynamiques ne prennent sens que dans la durée. C’est la raison pour laquelle nous avons insisté dans notre projet sur la nécessité d’observer des processus en cours, anciens ou à venir. Dans le mouvement de l’enquête nous avons donc ajouté une dimension : les villes et régions qui ont été, sont ou voulaient être CEC constituent des observatoires particulièrement intéressants pour comprendre les postures et les horizons culturels des acteurs et institutions engagées. Observer de près deux institutions culturelles centrales à Varsovie (candidate malheureuse à l’obtention du statut de Capitale Européenne de la Culture) nous a ainsi permis de mettre en évidence le rôle des gouvernances, des résiliences politiques dans les orientations cardinales des lieux culturels. Pour autant les deux institutions choisies, le théâtre Polski, La Zacheta National Gallery of Art de Varsovie, ont fait montre de positionnements très contrastés, voire antithétiques.
Ces cas ont mis en évidence la capacité des Capitales Européennes de la Culture (C.E.C.), dans certains cas, à être au principe de profonds renouvellements. Wroclaw, C.E.C. 2016, a ainsi été saluée comme ayant réussi à renouveler la gouvernance des institutions culturelles de la ville, à réorienter leurs modèles d’actions et leurs horizons culturels en formant les nouvelles élites capables de réformer les institutions culturelles dont elles ont pris les rênes (cf. sur ce plan l’ouvrage important de Bozena Gierat-Bieron (Jagiellonian University, Krakow) sur Wroclaw C.E.C. 2016.

 

Le travail d’enquête : veille critique et exploration extensive de cas

Au chapitre des renouvellements technologiques de l’enquête, nous pouvons souligner l’impact des outils numériques sur sa mise en œuvre. Disposer des fichiers de la billetterie des théâtres et musées de nos études de cas était un premier pas méthodologique. Il restait à le mettre en œuvre afin de solliciter directement des échantillons aléatoires de ces publics, au travers de questionnaires brefs en ligne (voir un exemple dans le site www.curricula.eu.com, archives, pour les questionnaires en ligne du CDN la Criée, celui du NorrlandsOperam ou du Vasterbotten Museum d’Umeå). Se posait dans le même esprit la question des saisies automatisées des résultats pour les enquêtes en ligne ou pour les questionnaires imprimés mais formatés afin d’être codés automatiquement (grâce aux logiciels évoqués plus haut).
Pour autant notre enquête a occupé un périmètre plus large que celui d’opérations formelles, identifiées comme telles par nos partenaires. En premier lieux les échanges intellectuels, séminaires et colloques ont été utilisés comme un moyen de prolonger l’enquête. Nous avons fait allusion plus haut aux conclusions éclairantes de l’ouvrage de Bozena Gierat-Bieron. On pourrait dans le même esprit multiplier les exemples. Les très nombreux séminaires (plus de 25), la vingtaine de colloques internationaux (Kobé, Singapore, Hong Kong, Umeå, Barcelone, Paris, Milan, Mons ou Pilsen, notamment), les invitations que nous avons organisées ou pour lesquelles nous avons été sollicitées, ont contribué à élargir l’enquête, à la penser à nouveau frais, voire dans plusieurs cas à la replacer sur d’autres rails. En second lieu l’observation directe de cas, dans de nombreuses villes européennes ou extra-européennes – traversées à l’occasion de nos déplacements et colloques – ont permis de mettre en lumière des dimensions significatives de leur fonctionnement que l’enquête centrée du projet n’était pas en mesure d’identifier.
On ne peut conclure ce bilan sans évoquer un de ses résultats cardinaux. Portés par une petite équipe, deux jeunes chercheurs, Chargés temporaires de Recherches – 2015-2018 – et un Directeur d’Etudes à l’EHESS, l’opération très formatrice et constructive pour chacun d’eux a rompu le cercle vicieux qui conduit les jeunes générations à enchaîner les contrats précaires. Elena Raevskikh et Maxime Jaffré, riche de leurs parcours, de leurs recherches passées et de cette expérience intense et exigeante que fut l’ANR CURRICULA ont obtenu depuis Août 2018 des postes d’enseignement en sociologie de la culture aux Emirats Arabe Unis. Ce dénouement heureux révèle, comme on pouvait s’en douter, l’importante capitalisation intellectuelle qu’a permis le soutien de l’Agence Nationale de la Recherche pour la réalisation de ce programme.

 

* * *

 

Au terme de notre parcours on peut mettre en avant les quelques acquis analytiques évoqués dans ces pages – le renouvellement des techniques et des dispositifs d’enquête, l’élargissement du périmètre des institutions culturelles et la découverte de publics furtifs et néanmoins critiques, la proposition d’une exploration extensive de leurs formes politiques. On peut également souligner l’enrichissement humain – les débats ouverts avec les acteurs culturels et avec nos collègues européens – et la professionnalisation réussie de deux des maîtres d’œuvre du projet. Mais il faut néanmoins aller plus loin en considérant notre étude comme un prototype dont on pourrait facilement dupliquer les résultats et la démarche, au-delà des processus d’enquête réalisés. Ces derniers, prolongés par nos collègues polonais, suédois et italiens et par les équipes de pilotage des institutions culturelles enquêtées, contribueront au
renouvellement critique de l’analyse afin de mieux comprendre ce que les institutions culturelles font au monde social et inversement.

1. Simmel, G. « Comment les formes sociales se maintiennent », Année sociologique, 1e année, 1896-1897, pp. 71-109.
2. E. Pedler & J. Cheyronnaud (ed.), La Forme Spectacle, Enquête, Ed. de l’EHESS, 2018.
3. E. Pedler, « Les processus d’institutionnalisation des scènes lyriques : quelques questions sociologiques », in L’opéra de Paris, la Comédie-Française et l’Opéra Comique (1672-2010), dir. S. Serre, Ed. de l’Ecole des chartes, 2012.
4. Entretiens réalisés à Varsovie avec Andrej Seweryn, au théâtre Polski et avec Piotr Gruszczynski, directeur littéraire du Nowy Teatr.
5. Carlotta Sorba, Padoa University, Marie-Elena Buslachi et Livia Cavaglieri, Genoa University ; Dorota Eckert, et Agnieszka Chmielewska, Varsaw University, Rolf Hugoson and Katrin Holmqvist-Sten, Umeå University, Zdenek Uherek (Sciences Academy, Prague)
6. Elena Raevskikh, « Orchestrating French Music Conservatories : European Political Interventions and Local Governance », The IAFOR Journal of Education, Vol. 5, Issue 1, Spring 2017, p. 165 à p. 184.
7. Pierre Rosanvallon, (2001), « Fondements et problèmes de l’ « illibéralisme » français », communication du 15 janvier 2001, devant l’Académie des Sciences Morales et Politiques, https://www.asmp.fr/travaux/communications/2001/rosanvallon.htm ; Fareed Zalkaria, (1997), « The Rise of Illiberal Democracy », Foreign Affairs, vol. 76, N°6, 1997, p. 22-43 ; Anne Chemin, (2018), « L’illibéralisme, là où s’abîme la démocratie », Le Monde idées, le 7 juin 2018.
8. Durkheim (1912), Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie. Paris : Alcan.
9. Émile DURKHEIM (1911), «Jugements de valeur et jugements de réalité», Revue de Métaphysique et de Morale, juillet 1911.

 

Results (abridged version)

 

A comparative survey of European cultural institutions

The CURRICULA project aims to compare cities elected European Capitals of Culture (CEC) in four European countries (France, Poland, Sweden, Italy) to explore how immersive cultural institutions – theaters, museums, concert halls, etc. – historically anchored in these territories are called (1) to renew their perimeter and (2) to redefine the relationship they have with their audiences during the transforming period of the “Capital year”. The project confronts (1) cities of southern Europe (Marseille, Genoa, Bologna) and from the north (Wroclaw and Umeå), (2) cities recently designated “European Capitals of Culture” (Marseille – ECC 2013, Umeå – ECC 2014, Wroclaw – ECC 2016) and cities that were formerly elected ECC in the past (Genoa – ECC 2004, Bologna – ECC 2000), (3) cities in highly centralized countries (France, Poland) vs. cities in decentralized countries (Sweden, Italy).

 

A multi-methodological survey

Using original methods and investigative techniques such as the study of ticket offices of cultural institutions, including statistical and cartographic analysis, the CURRICULA program aims to articulate explorations built on different scales, mixing quantitative methods, ethnographic observations and interviews, anchored in the geography of cities.
Through the use of digital techniques of investigation, questionnaires were sent to subscribers and casual audiences of theaters (random list based on theaters’ ticket offices annual databases) through the email addresses of spectators. The highly efficient interactive device was implemented through Net-survey and OMR Manager software developed by Soft Concept. The pre-configuration of the data allows immediate treatment on SPSS and R. In the case of Museums (such as the Vasterbottens, Umeå) similar device has been developed to allow visitors to answer our questionnaires, with electronic pads in open access.
During the survey, the use of cartographic analysis was systematized throughout the investigation. The use of the Geoclip software enabled the realization of maps integrating our data and various infra-communal contextual data from INSEE such as IRIS databases.
Concerning qualitative surveys – for each of our case studies – our different Swedish, Polish and Italian partners helped us to conduct interviews and working meetings to contextualize the data collected. Several translations of original works inaccessible in French and in English has been realised in order to expand and refine our research (for the case of Sweden, Poland and Italy). Interviews with directors of institutions and management teams were also collected and translated.

 

Major results of the project

– Innovating the methodology of the traditional self-administered questionnaire survey.
– Developing new metrics for measuring social and economic impacts of cultural investments in the cities elected “European Capital of Culture” in France, Italy, Poland and Sweden
– Understanding the relation between institutional management (liberal versus illiberal) and patterns of cultural consumption in Europe

 

Scientific production

– The international conference (22 June 2016, Villa Méditerranée (Marseille, France)), bringing together all the institutional and academic partners of the project.
– A core of innovative first-hand European data (quantitative and qualitative)
– Nine articles in international English-language journals (i.e. IAFOR Journal of Cultural Studies (Japan), Elsevier Cities Journal (Netherlands), Journal of Applied Youth Studies (Australia)).
– Presentation of the Curricula research program and results at twenty-seven international conferences in European countries (Italy, Sweden, Poland, Denmark, Luxembourg, Spain), in Asia (Singapore, Japan, Hong Kong, China), in the United Arab Emirates, in the United States of America and in Canada.
– Six interviews and popular science conferences.
– A book, La Forme Spectacle, based on the ANR-CURRICULA project research results (Paris : Ed. EHESS, 2018).

 

Publications signalées ou déposées sur Hal-SHS

8 documents

Articles dans une revue

  • Maxime Jaffré, Elena Raevskikh, Emmanuel Pedler. Immigration, Identity and Mobility in Europe: Inclusive Cultural Policies and Exclusion Effects. IAFOR Journal of Cultural Studies, 2017, 2 (2), ⟨10.22492/ijcs.2.2.03⟩. ⟨hal-01646108⟩
  • Elena Raevskikh, Maxime Jaffré, Emmanuel Pedler. So near and yet so far: Marseille youth attitudes towards democratised institutions of culture. Journal of Applied Youth Studies, 2017, 1 (4), pp.61-77. ⟨hal-01655369⟩

Communications dans un congrès

  • Maxime Jaffré, Elena Raevskikh. The European Capitals of Culture Program as a Tool of Cultural Diplomacy: a Comparative Survey in France, Sweden, Poland and Italy. Transatlantic Dialogue No 4 2017 - Creating Human Bonds through Cultural Diplomacy, Université du Luxembourg, May 2017, Luxembourg, Luxembourg. ⟨hal-01697824⟩
  • Elena Raevskikh, Maxime Jaffré, Emmanuel Pedler. The Effects of European Policies on the Reorganization and Renewal of Immersive Cultural Institutions in Cities Elected European Capital of Culture. Ninth Interdisciplinary Conference of the University Network of the European Capitals of Culture, UNEECC Forum, Oct 2015, Pilsen, Czech Republic. pp.167-174. ⟨hal-01655386⟩
  • Emmanuel Pedler, Elena Raevskikh, Maxime Jaffré. The Cultural crucible: the Reorganization and Renewal of Institutions in the Cultural capitals Landscape . European Cultural Capitales comparative analysis, Oct 2015, Pilsen, Czech Republic. ⟨halshs-01551388⟩
  • Emmanuel Pedler, Elena Raevskikh, Maxime Jaffré. How do the European Capitals of Culture contribute to the European Mobility? Empirical issues and theoretical challenges of the cultural institutions renewal in cities elected ECC. Eighth Interdisciplinary Conference of the University Network of the European Capitals of Culture, UNEECC Forum, Oct 2014, Umeå, Sweden. pp.29-43. ⟨hal-01646278⟩

Article de blog scientifique

  • Elena Raevskikh, Maxime Jaffré. ANR-Curricula: Interview at Strelka Institute for Media, Architecture and Design - Moscow (Мировой опыт: Программа «Европейская столица культуры»). 2016. ⟨hal-01655407⟩

Rapports

  • Emmanuel Pedler, Elena Raevskikh, Maxime Jaffré. Déroulement du projet ANR Curricula : Première et deuxième partie du rapport d'enquête, 2015-2016. [Rapport de recherche] ANR (Agence Nationale de la Recherche - France). 2016, pp.95. ⟨halshs-01551424⟩