La « vie avec » les pesticides au Cambodge. Risques sanitaires, stratégies de contrôle et vulnérabilités (2017-2020)
Porteuses du projet
Eve Bureau-Point (Centre Norbert Elias/CNRS), Carole Barthélémy (Laboratoire Population Environnement Développement/AMU)
Mots-clefs
Pesticides, agriculture, alimentation, risque, Cambodge
Financements
Fondation de France : Appel Santé publique et environnement – mars 2018/février 2020
Maison des Sciences de l’Homme-Paris Nord : Appel à projet Santé Environnement 2017
Un projet à la croisée du social et du biologique
A l’échelle mondiale, les réponses sanitaires au problème de santé publique soulevé par les pesticides sont inégales et limitées. Certains pays comme le Cambodge connaissent une concentration de risques en raison des effets non contrôlés de la mondialisation de ces substances chimiques et des difficultés accentuées, dans ce contexte, pour réguler leur circulation. Tandis que le marché des pesticides s’intensifie ainsi que la dépendance du secteur agricole à l’utilisation de ces intrants, les agriculteurs et les consommateurs vivent avec les pesticides et leurs résidus invisibles présents dans l’eau et l’alimentation. De ce fait, le rapport de ces derniers à la santé, à l’alimentation, à l’environnement et au monde social et politique connait de multiples transformations.
Dans ce projet, Eve Bureau-Point étudie la construction sociale et biologique du problème de santé soulevé par les pesticides au Cambodge, à partir d’une approche microsociale centrée sur les relations entre les individus, le milieu et ces substances à toutes les étapes de leur circulation. Elle examine les liens avec les acteurs commerciaux, politiques et sociaux pour saisir les interconnexions de savoirs et de pouvoirs qui contribuent à rendre visibles (et/ou invisibles) les problèmes de santé liés aux pesticides. Ces enquêtes empiriques sur la manière dont ce réseau d’acteurs définit, donne sens et gère ces substances chimiques mettront en évidence des dynamiques plus macrosociales, relatives aux mutations des systèmes de santé et du secteur agro-alimentaire, et aux relations des humains avec leur environnement.
Ce projet fait l’objet de collaborations avec des collègues des biosciences (chimistes, biologistes, médecins) afin que les regards disciplinaires sur cet objet d’étude commun s’enrichissent mutuellement pour mieux comprendre les enjeux sociobiologiques des pesticides en Asie du Sud-Est. Dans le contexte actuel de remise en question de l’hégémonisme occidental et de montée en puissance des modèles socioéconomiques asiatiques, il apparaît central d’étudier dans cette région les conséquences de ces substances chimiques sur les modes de vie et les modes d’interprétation du monde. In fine, ce projet s’inscrit dans une réflexion plus générale sur l’anthropocène, visant à mieux comprendre les effets non contrôlés des actions des humains sur eux-mêmes et sur leur environnement.
Contexte
Les pesticides ont longtemps été associés à une avancée révolutionnaire pour protéger les cultures et améliorer les rendements agricoles. Cependant, avec les mises au jour de plus en plus fréquentes d’affaires mettant en évidence les effets délétères des pesticides sur la santé humaine/animale et environnementale, ces substances chimiques sont au cœur de vives remises en question à l’échelle mondiale.
Comme des relations causales simples sont difficiles à établir entre pesticides et problèmes de santé, il est largement admis que la compréhension de ce problème de santé environnementale nécessite une multiplicité de regards venant à la fois des sciences de la vie et des sciences sociales. Or, peu de travaux en sciences sociales sont réalisés sur les enjeux sociaux de la circulation des pesticides, notamment dans les pays du Sud.
Au Cambodge, les pesticides ont été introduits dans le secteur agricole dans les années 1990, après une longue période de chaos et d’insécurité marquée par le régime des Khmers Rouges. Depuis, leur utilisation est croissante, leur circulation est peu contrôlée et des pesticides interdits par les législations des pays industrialisés circulent. L’introduction de ces substances produit des vulnérabilités, les risques sanitaires sont démultipliés et font l’objet d’une préoccupation croissante pour la population.
Objectifs
Ce projet a pour objectif d’étudier les perceptions des risques sanitaires générés par les pesticides, leur gestion individuelle et collective, ainsi que leur construction sociale. L’étude est centrée sur les agriculteurs et les consommateurs et tient compte des interactions avec les moines bouddhistes, les professionnels de santé, les distributeurs de pesticides et les acteurs du développement agricole.
Le projet se situe à l’interface de trois courants en anthropologie : l’anthropologie des objets et des techniques, l’anthropologie du risque et l’anthropologie de l’alimentation. Dans la continuité des travaux d’Appadurai (1986) et des recherches en anthropologie du médicament (Van der Geest 1996), ce projet permet d’étudier la circulation de l’objet pesticide et les enjeux sanitaires qui se construisent aux différentes étapes de leur circulation (distribution, utilisation, alimentation). Parallèlement, ce projet permet de renouveler la recherche sur les risques sanitaires imputés aux nouvelles technologies (Zonabend 1989). La notion de risque est au cœur de ce projet, tant elle renvoie aux dangers produits par la société elle-même et au contrôle de ce risque sanitaire par la société (Beck 2008). Aussi, les pesticides amènent les consommateurs à réinterroger leurs perceptions des aliments et leurs pratiques alimentaires. De nouvelles connaissances en anthropologie de l’alimentation sont attendues, alors qu’encore peu de travaux sont menés sur l’articulation entre alimentation et pesticides.
Trois axes sont développés dans ce projet : 1) pesticides, usages et savoirs dans le monde agricole, 2) pesticides et santé (maux attribués aux pesticides, techniques de soin préventives et curatives, politiques publiques), 3) pesticides et peurs alimentaires (aliments suspectés d’être contaminés, pratiques d’évitement des aliments, techniques profanes de nettoyage et de préparation, stratégies de vente et d’approvisionnement).
Si les enquêtes sont centrées sur le Cambodge pour documenter de façon approfondie, à l’échelle d’un pays du Sud, les effets incontrôlés de la mondialisation de ces substances, la collaboration avec Carole Barthélémy, sociologue qui travaille sur le sujet en France, permettra des mises en perspective entre différentes aires culturelles et différents contextes de régulation, à travers l’organisation de journées d’études, de publications communes et l’élaboration de nouveaux projets interdisciplinaires et internationaux.
Méthodologie
Deux enquêtes ethnographiques seront réalisées : 1) la première auprès de familles de riziculteurs et de maraîchers, 2) la seconde auprès de citadins plus distants du monde agricole. Elles seront menées dans trois provinces (Battambang, Kandal et Phnom Penh) et il s’agira de varier au maximum les caractéristiques des individus de la population d’enquête (genre, âge, niveau d’études, statut socio-économique) pour accéder à un panel diversifié de points de vue et de pratiques, et comprendre les logiques et les mécanismes qui se mettent en place pour faire face au risque sanitaire.